Extraits 

Terminus  (nouvelle)

        Que tu me sautes au cou. C'est avec cette image et ce désir que je suis rentré hier soir. Tu dormais. J'avais achevé mon service sur le Paris-Hendaye vaguement embrumé, ce qui ne m'est pas coutumier.  Les dernières dizaines de kilomètres, les plus rapides, ceux des records, entre Facture et Morcenx, j'ai poussé la bestiole plus vite pour ne pas m'endormir. J'aurais aimé que tu sois à mes côtés. 340, 360, 380, 400 km/heure. A 420 j'ai levé le bras, tu sais qu'il y a un mouchard sur le compteur... Je ne tenais donc pas à m'entendre dire par le directeur d'exploitation de la ligne que je voulais faire mieux que nos collègues Nippons en tentant le record mondial de vitesse. Ce genre de facétie est strictement prohibée.

        Les poteaux défilaient de part et d'autre du T.G.V 1203 tels des êtres longilignes et fantomatiques. Leurs bras étaient les caténaires retenant les câbles au-dessus de moi. A de telles vitesses, il n'est physiquement plus pensable d'observer les traverses : elles constituent à la lueur des phares un long ruban   dégradé qui glisse rapidement d'un noir encore lointain à un beige qui s'engouffre avec fluidité sous la   motrice. Ton visage m'apparaissait entre deux écrans, entre deux manoeuvres sur mon tableau. Je t'imaginais me sautant au cou. Nous avons perdu l'habitude de ces gestes infiniment sereins et confiants. Les journées s'enchaînent les unes aux autres comme les trente-six wagons que je tractais ce soir. 

Le grand Esprit Vert (roman)

        El Capitán se pencha en avant, saisit la bouteille de chicha, et partagea le fond orangé qui subsistait entre son frère et lui-même. Puis il tendit son verre à Antonio José.

- Bois plutôt ça et cesse de poser des questions pareilles. Je t'ai déjà dit que la Anaconda est semblable à une femme, une vieille femme. Il y a des questions que l'on ne pose pas.
- D'accord, d'accord, dis-moi..
- Oui.
- Parle-moi encore de ces histoires d'hommes verts, maintenant que la Madre est partie se coucher.
- C'est curieux Hermanito, ce qui arrive. C'est un peu comme si j'avais toujours su, au fond de moi, que cela reviendrait un jour dans ma vie.
- Que veux-tu dire Eusebio ?
- Quand El Padre est parti, et que ces hommes ont été retrouvés en lisière du village, tout le monde était terrorisé‚ en fait, comme si chacun, chaque adulte je veux dire, avait alors su qui avait ainsi marqué les corps de ces hommes, et ceci expliquerait le silence total qui a alors environné la mort de ces deux cateadores.

        El Capitán marqua une pause dans son récit.

- Non, non, remarque, cela n'explique rien Hermanito, à  bien y réfléchir. Car, de deux     choses l'une : soit effectivement, c'est quelqu'un ou un groupe de personnes, Indiens ou autres, qui ont transformé ainsi ces hommes, et là, ma foi, ce ne doit pas être bien dur de faire une enquête et de le ou de les retrouver... Tu me suis là ?
- Oui, oui.
- Soit....
       
       La voix d'Eusebio s'étrangla dans sa gorge. Il fit rouler son verre dans la main et observa les  fines particules  qui  tournoyaient,  folles et dérisoires,  et pourtant infiniment plus grandes que vingt mille hommes perdus dans la Selva.

Ishimure (Nouvelle)

        Au mois de mai, les fleurs sont encore vierges. La main de Kaikò effleure le bouquet parme et fauve dont les pétales irisés jouent sur la lumière du couchant. Les fleurs coupées semblent vivre encore. Chaque teinte, chaque éclat, chaque tige, parlent d’Ishimure. Hier soir, elle lui a offert la couronne parfumée. Timidement, elle s’est avancée vers son père Kaikò, tenant le présent de ses bras croisés sur sa poitrine. Lui l’observait en souriant, et son sourire impressionnait davantage la fillette.

       A pas menus - que la petite s’est amusée à raccourcir davantage - elle s’est approchée. Ishimure n’a pas six ans. Son teint ivoire contraste violemment avec ses cheveux d’encre. Entre deux mèches, un braisillement de malice incontrôlée. 

Blanche (Nouvelle)

        Chaque nouveau matin était une bonne nouvelle : la certitude que tu te rapprochais du village avec tes hommes, et que tu me verrais bientôt, seule, blanche, dans cette foule de villageois qui attendaient impatiemment ta venue. Ma journée s’égrenait alors avec joie et sérénité, et je profitais des quelques rares moments de tranquillité que me laissait le travail aux champs pour couper ici un fil, reprendre là un point qui me paraissait perfectible. Je me demande parfois pourquoi t’ai-je aimé ainsi. Etait-ce pour tout ce que les gens disaient sur toi, autour de toi ? Parce que tu étais beau dans tes trente ans passés ? Parce que tu redonnais l’espoir à tout notre peuple ? Parce que j’avais dix-huit ans tout simplement ?

       Je n’ai jamais su Ernesto.

Les Etudiants de Köbenhavn (Nouvelle)

        J’avais quarante ans lorsque se sont produits les faits. J’aimais alors avec une passion qui ne s’est jamais altérée mon époux : Niels ARNE. Nous nous étions connus durant nos études à Köbenhavn, en 1976. Lui était étudiant aux Beaux-Arts, j’étais étudiante en littérature. Nous avions tous deux dix-huit ans.

       Si j’ai certainement eu pour Niels l’attirance naturelle qu’une jeune fille peut avoir pour un jeune homme du même âge, il y avait entre nous beaucoup plus qu’une banale attirance physique. Nous appréciions chez l’autre la passion qui l’animait. Il m’est pénible en posant ces  quelques mots sur le papier de me remémorer l’intensité extraordinaire du regard de Niels lorsqu’il m’entretenait de la restauration du fronton d’Egine par notre sculpteur Thorwaldsen. Je n’avais jamais vu ce monument, mais à écouter Niels discourir avec fougue sur cette commande de Louis Ier de Bavière, il n’était nul besoin qu’il extirpe de ses classeurs les documents qu’il possédait sur le sujet. Ses explications suffisaient amplement.

​        Il aimait souvent allier le geste au discours, et je revois ses mains rougies dessiner dans l’air glacé les travaux qu’il me décrivait. Nous avions coutume de discuter tout en marchant. Niels s’arrêtait parfois subitement pour disserter avec force, et la buée qu’il dégageait alors dans ces moments animés m’empêchait parfois d’apercevoir son visage. Nous en riions souvent.